Ecologie: Pêche au cyanure : une réalité toujours d'actualité !
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Parmi les thèmes récurrents abordés lors de discussions aquariophiles, la pêche au cyanure de poissons récifaux se taille, de plus en plus, la part du lion.
Outre l’aspect purement protection des récifs coralliens, le problème se révèle plus profond. L’utilisation du cyanure pour la pêche met en péril les écosystèmes récifaux mais également l’avenir des populations locales et, indirectement, celui de l’aquariophilie marine.
La pêche au cyanure fait parti des techniques qualifiées de destructrices, au même titre que le dynamitage pratiqué ici ou là sur les côtes africaines et asiatiques. Elle est utilisée en Asie du Sud-Est et plus particulièrement aux Philippines, ainsi qu’en Indonésie. L’archipel aux 17000 îles possède la longueur de côtes la plus importante au monde.
Les récifs coralliens et leurs lagons se sont développés au cours des temps géologiques sur plus de 55000 km2, ce qui représente approximativement 1/10ème de tous les récifs de la planète. Profitant de conditions océaniques et climatiques exceptionnelles (frontière entre deux océans, phénomènes d’up-welling1, fort ensoleillement), la diversité marine y a littéralement explosée. Cette fantastique biodiversité explique la forte convoitise des pêcheurs en tout genre. La majeure partie des poissons marins d’ornement sont issus de ces récifs. L’économie locale est grandement influencée par le commerce lié à cette pêche. Le nombre de pêcheurs indonésiens qui y participeraient est estimé à 4000 (César, 1996).
1. Un up-welling se caractérise par une remontée d’eaux froides chargées en nutriments dissous. Ces nutriments favorisent le développement du phytoplancton qui alimente l’ensemble de la chaîne alimentaire. Les zones d'up-welling constituent des régions de forte productivité biologique.
Historique de la pêche au cyanure
La pêche au cyanure a débuté aux Philippines dans les années 60 afin d’alimenter le commerce international des poissons d'aquarium. A la fin des années 70, cette pratique s’est généralisée au commerce des poissons vivants destinés à l’industrie de la restauration en Chine, et à Hong-Kong et Singapour. Ce marché s’est avéré très vite lucratif pour les pêcheurs qui recevaient, en échange de leur capture, jusqu’à cinq ou six fois plus d’argent que pour une prise de poissons morts ou d’ornements. L’implantation des techniques de pêche au cyanure dans les villages a souvent provoqué des conflits entre les pêcheurs locaux, attachés à des valeurs traditionnelles, et les pêcheurs mandatés par des industriels puissants. C’est en 1990 que la pêche au cyanure est arrivée en force en Indonésie. Suite à l’épuisement des stocks des eaux philippines, les exploitants se sont retournés vers les récifs indonésiens à la recherche de nouvelles sources de poissons.
La pêche au cyanure de nos jours
Officiellement interdite depuis des années, la pêche au cyanure est aujourd’hui encore une réalité2. Les cyanures sont abondamment utilisés dans l’industrie minière. Ils permettent, en effet, de dissoudre des métaux comme l’or ou l’argent en milieu alcalin. Par différents procédés chimiques, ces métaux sont ainsi débarrassés de leurs impuretés. Ils deviennent alors précieux. L’exploitation de ces métaux étant très présente dans cette partie de l’Asie, il est relativement aisé pour un pêcheur de se procurer du cyanure.
Son utilisation est aujourd’hui essentiellement destinée à la pêche de langoustes et poissons vivants qui alimentent la restauration asiatique. La collecte des poissons d’ornement n’est qu’un bonus pour les pêcheurs. Néanmoins, ce marché reste encore lucratif. Ce type de pêche a un faible coût et se révèle beaucoup plus rentable que d’autres techniques plus respectueuses du milieu. Il ne faut pas croire que tous les pêcheurs indonésiens se sont laissés aisément corrompre par de riches exploitants. Ces derniers sont, pour la plupart, à l’origine d’un cercle vicieux qui vise à accorder des crédits aux pêcheurs locaux pour qu’ils puissent investir dans des embarcations ou du matériel de pêche. Endettés, ils doivent rembourser leurs créances en poissons vivants. Toujours à la recherche de nouvelles espèces capables de satisfaire l’appétit des consommateurs ou des aquariophiles, les exploitants compliquent la tâche des pêcheurs qui doivent chasser plus loin, plus profond et plus rapidement. Ils utilisent pour cela une « aide » apportée généreusement par les créanciers : le cyanure, qui est alors largement utilisé.
Les patrons de pêche asiatiques, qui exportent essentiellement des poissons vivants (surtout des mérous) à Hong Kong ou en Chine, achètent les poissons aux pêcheurs puis les revendent aux exportateurs de poissons d’aquariums. Malgré de nombreux efforts qui restent parfois dérisoires2, ce type de pêche s’intensifie, en raison de la demande des restaurants asiatiques et des aquariophiles du monde entier (Europe et Amérique du Nord essentiellement), qui sont prêts à dépenser des sommes importantes pour acquérir des poissons tropicaux vivants. Il est estimé que, depuis l’apparition de cette technique dans les années 60, plus de 1 000 tonnes de cyanure ont été déversées sur les récifs coralliens des Philippines (Source WWF).
2. Il existe, aux Philippines et en Indonésie, plusieurs lois et réglementations nationales qui visent à interdire tout dommages provoqués sur les récifs coralliens et toute utilisation de substances toxiques pour la capture de poissons ou d’invertébrés récifaux.
Une pratique efficace….
L’utilisation du cyanure pour la pêche de poissons est, aujourd’hui, la pratique destructrice la plus connue des aquariophiles du monde entier. C’est également la plus répandue. Le « bius » qui signifie stupéfiant en Indonésien, est le nom donné au cyanure par les populations locales. Il est inséré dans un appareil de type narguilé puis diffusé dans le récif par les pêcheurs-plongeurs. C’est tout le savoir faire de ces derniers qui permet d’obtenir une technique rentable. En effet, si une concentration trop élevée de cyanure peut tuer tout ce qui bouge, des jets bien calibrés permettent aux plongeurs de récupérer aisément des poissons « anesthésiés ». Parfois, les pêcheurs cassent des branches de coraux pour retrouver les proies dans leur refuge. Il est, de ce fait, très facile de récupérer des quantités de poissons importantes pour un pêcheur habitué et ce sans réelle distinction d’espèces.
…. Mais très dangereuse !
Puisque outre la mortalité importante des poissons entourant les zones de diffusion du cyanure, c’est l’ensemble de l’écosystème qui est touché directement ou indirectement. Les cyanures de sodium et de potassium détruisent également les coraux et tous les autres invertébrés mobiles ou sessiles. Pour les coraux hermatypiques, hormis le blocage de l’activité cellulaire, le cyanure rompt également la relation symbiotique qui unit les zooxanthelles aux polypes coralliens. Il est aisé de reconnaître les sites détruits par la pêche au cyanure, la vie est extrêmement limitée, réduisant ainsi les oasis qu’ils étaient jadis à de vastes déserts sous-marins.
Pratique dangereuse pour l’environnement mais également pour l’homme. Au delà des conséquences catastrophiques immédiates ou à plus long terme sur l’avenir des récifs coralliens (absence de barrières contre les tempêtes, destruction des ressources alimentaires, mise en péril du tourisme, etc…), l’utilisation du cyanure provoque de nombreux dégâts en matière de santé humaine. Rappelons que celui-ci est essentiellement utilisé pour la capture de poissons destinés à la consommation, hors le poison ne s’arrête pas au poisson mais remonte dans la chaîne alimentaire jusqu’à l’homme. Les intoxications dues au cyanure chez les populations de pêcheurs sont très nombreuses.
Le cyanure, mécanismes d’empoisonnement
Un peu de chimie ne fait pas de mal
Les cyanures comprennent différentes classes de composés inorganiques et organiques caractérisés par le radical -CN. Ces composés sont formés d'une triple liaison entre un atome de carbone et un atome d'azote. En fonction de leurs propriétés physico-chimiques, les cyanures peuvent être libres, simples, complexes ou organiques. En milieu aqueux, le cyanure libre correspond à la somme des anions libres (CN-), en équilibre avec une forme moléculaire, l'acide cyanhydrique ou cyanure d'hydrogène (HCN), le pH étant le facteur déterminant de cet
équilibre. La formule générale des cyanures simples est de la forme A(CN) x, formule dans laquelle A est un alcali (sodium, potassium, ammonium) ou un métal, et x le nombre de groupes CN. Les cyanures complexes ont des formules diverses, mais les cyanures alcalino-métalliques sont représentés par la formule AyM(CN) x, ou A représente un alcali, y le nombre de A, M un métal (fer ferreux ou ferrique, cadmium, ...) et x le nombre de groupes CN.
La toxicité des cyanures dépend de leur état. Le cyanure libre représente la forme la plus toxique. Les cyanures simples se dissocient rapidement en cyanure libre dans l'eau. L’acide cyanhydrique (HCN) est la forme la plus toxique. Au regard de sa réaction de dissociation et de la constante qui lui est associée, on en déduit que 99% des cyanures sont sous la forme d’HCN en dessous de pH 7, 93% à pH 8 et 58% à pH 9. Autant dire que la toxicité est très importante en eau de mer.
HCN <=> H+ + CN- Kd (25°C) = (H+)(CN-) / (HCN) = 7,2 x 10-10
Réaction de dissociation de l’acide cyanhydrique
L’action toxique du cyanure est augmentée lorsque la température croît ou lorsque la concentration en oxygène dissous diminue. Les cyanures sont dégradés sous l'effet des rayons solaires, notamment les rayons U.V et la durée de vie de ce poison dans l’organisme est courte, ce qui rend très délicate sa détection par des tests in situ ou en laboratoire.
L’action du cyanure dans l’organisme
Les cyanures pénètrent par l’épithélium branchial et par la bouche. Le poison se diffuse dans le sang et est ainsi véhiculé jusqu’aux différents organes et cellules. L’action réelle du cyanure prend effet à l’intérieur de ces dernières, précisément dans la mitochondrie. Il s’agit d’un organite en forme de bâtonnet arrondi aux deux extrémités. Il mesure environ un demi-micron de diamètre. L’intérieur d’une mitochondrie est composé d’une matrice renfermant de nombreuses enzymes et transporteurs d’électrons. Les mitochondries sont présentes dans toutes les cellules mais elles sont surtout présentes dans le foie et dans les muscles, gros consommateurs d’énergie.
D’un point de vue physiologique, la mitochondrie est le siège de la respiration cellulaire qui est liée au catabolisme du glucose.
Catabolisme partiel du glucose (hors fermentation lactique et alcoolique) :
Le glucose (C6H12O6) est le carburant énergétique de l’organisme. Il possède une énergie potentielle qui est convertie en ATP (adénosine triphosphate). La conversion débute au sein du cytosol3 de la cellule, lors de la glycolyse. Une molécule de glucose est scindée en deux molécules d’acide pyruvique (CH3-CO-COOH), deux molécules d’ATP et en deux transporteurs réduits (H+) qui acceptent les électrons.
Dans la mitochondrie, l’acide pyruvique subit une décarboxylation4 et une déshydrogénation5 grâce, entre autres, à l’intervention de la coenzyme A. A l’issue de ces réactions, l’acide pyruvique est transformé en acétylcoenzyme A - du dioxyde de carbone ainsi que des protons H+ sont également produits. Au sein de la matrice, l’acétyl-CoA est pris en charge par un composé à quatre carbones (C4), ce qui aboutit à la formation d’un composé à six carbones (C6) avec régénération de la coenzyme A. Le composé en C6 entre dans le cycle de Krebs. Cet ensemble de réactions chimiques produit au final du CO2, de l’ATP (par phosphorylation de d’ADP, adénosine diphosphate) et des transporteurs réduits (H+). Un composé en C4 est aussi régénéré.
Les transporteurs, produits des réactions ayant lieu de la glycolyse jusqu’au cycle de Krebs, sont réoxydés au niveau de la membrane interne de la mitochondrie. Ces réactions d’oxydation libèrent de l’énergie et entraînent ainsi les protons H+ vers l’espace inter-membranaire. La membrane interne étant imperméable à ces ions, un gradient de protons est créé de part de d’autre de celle-ci. De nouveau, ce gradient représente une énergie potentielle indirectement utilisable par l’organisme. La membrane interne possède des complexes enzymatiques qui jouent le rôle de canaux d’évacuation des protons, il s’agit des ATP synthétases. Les protons circulent passivement au sein de ces canaux et l’énergie potentielle correspondante est récupérée sous forme d’ATP. Au final, les transporteurs sont récupérés par l’oxygène pour former de l’eau.
L’ensemble de ces réactions forme la respiration cellulaire.
L’utilisation de l’oxygène pour cette respiration est due au fonctionnement de complexes moléculaires dont fait partie la cytochrome oxydase. Le cyanure possède la particularité d’inhiber son activité par liaison avec du fer trivalent. Ceci provoque le blocage de la respiration cellulaire et limite voire interdit toute production d’énergie. Concrètement, l’oxygène est présent dans l’organisme mais n’est pas complètement utilisé ce qui aboutit à des dégénérescences cellulaires et à un mauvais fonctionnement de l’organisme.
3. Masse gélatineuse qui représente ~50% du volume cellulaire. Elle renferme des organites comme les mitochondries
4. Réaction au cours de laquelle une molécule d’anhydride carbonique (qui peut former un acide en se combinant avec de l’eau) est enlevé à un acide carboxylique contenant un groupe carboxyle (-COOH).
5. Réaction qui consiste à retirer un ou plusieurs atomes d’hydrogène à un composé chimique.
Il existe plusieurs formes d’intoxication, la première est dite foudroyante, la concentration de cyanure est telle que la mort du sujet contaminé est rapide. La forme aiguë provoque elle la mort après plusieurs heures ou jours (cela dépend entre autres de la taille du sujet). Enfin, la forme légère ne provoque pas la mort systématique et, quand elle intervient, elle n’est que tardive. Les poissons atteint de la forme aiguë ou légère peuvent être soumis à des convulsions, des problèmes hépatiques, des troubles de l’alimentation, et présenter une apathie générale, le tout lié au manque d’utilisation d’oxygène dans les cellules.
Et l’aquariophile dans tout ça ?
La mortalité des poissons marins chez le détaillant ainsi que chez le particulier ne trouve pas son unique origine dans la pêche au cyanure. D’une part, cette technique n’est plus utilisée qu’aux Philippines et en Indonésie. D’autre part, les conditions de maintenance inadaptées qui sévissent dans toute la filière d’approvisionnement sont aussi responsables de cette mortalité.
Pour autant, de manière indirecte, par manque d’informations, manque de moyens ou plus simplement par intérêt pécunier, les aquariophiles marins amateurs et professionnels participent à la pérennisation de la pêche au cyanure. Cet état de fait est à l’opposé de la philosophie de l’aquariophilie marine qui doit œuvrer dans le sens de la protection et non en faveur de la destruction. Même si le prélèvement de poissons marins d’ornementation n’est pas la seule cause de destruction des récifs, il n’en reste pas moins que nous pouvons, à tous les niveaux de la chaîne, poursuivre les différentes entreprises mises en œuvre aujourd’hui pour améliorer les techniques de collecte.
Depuis quelques années, des scientifiques associés à des spécialistes aquariophiles travaillent à la certification de poissons marins capturés "écologiquement". Une sorte de traçabilité et de label justifiant l’achat de poissons dits «de qualité» sous-entendu pêchés écologiquement ou issus d’élevage. C’est ainsi que le Marine Aquarium Council (MAC) situé à Honolulu, Hawaï met en place progressivement un système de certification à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement de poissons marins. D’ores et déjà, de nombreux organismes ou entreprises professionnels ont donné leur accord de principe les engageant à réunir toutes les conditions requises pour mettre en vente du poisson labellisé.
D’autre part, des systèmes de collecte écologique de posts-larves ou la commercialisation de poissons reproduits en captivité permettent aujourd’hui de trouver sur le marché européen et américain des poissons de très bonne qualité et parfaitement adaptés au milieu captif. >
Il ne reste finalement que l’aquariophile, qui par ses désirs de voir plus de poissons sains dans son aquarium, incitera les détaillants à proposer des sujets pêchés écologiquement.
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Article publié le 10/02/2004 par Ludovic Stroobants
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